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cédé peu à peu la place à un principe d'union qui monte du fond de chacune des sociétés élémentaires assemblées, c'est-à-dire de la région même des forces disruptives auxquelles il s'agit d'opposer une résistance ininterrompue. Ce principe, seul capable de neutraliser la tendance à la désagrégation, est le patriotisme. Les anciens l'ont bien connu ; ils adoraient la patrie, et c'est un de leurs poètes qui a dit qu'il était doux de mourir pour elle. Mais il y a loin de cet attachement à la cité, groupement encore placé sous l'invocation du dieu qui l'assistera dans les combats, au patriotisme qui est une vertu de paix autant que de guerre, qui peut se teinter de mysticité mais qui ne mêle à sa religion aucun calcul, qui couvre un grand pays et soulève une nation, qui aspire à lui ce qu'il y a de meilleur dans les âmes, enfin qui s'est composé lentement, pieusement, avec des souvenirs et des espérances, avec de la poésie et de l'amour, avec un peu de toutes les beautés morales qui sont sous le ciel, comme le miel avec les fleurs. Il fallait un sentiment aussi élevé, imitateur de l'état mystique, pour avoir raison d'un sentiment aussi profond que l'égoïsme de la tribu. Maintenant, quel est le régime d'une société qui sort des mains de la nature ? Il est possible que l'humanité ait commencé en fait par des groupe- ments familiaux, dispersés et isolés. Mais ce n'étaient là que des sociétés embryonnaires, et le philosophe ne doit pas plus y chercher les tendances essentielles de la vie sociale que le naturaliste ne se renseignerait sur les habitudes d'une espèce en ne s'adressant qu'à l'embryon. Il faut prendre la société au moment où elle est complète, c'est-à-dire capable de se défendre, et par conséquent, si petite soit-elle, organisée pour la guerre. Quel sera donc, en ce sens précis, son régime naturel ? Si ce n'était profaner les mots grecs que de les appliquer à une barbarie, nous dirions qu'il est monarchique ou oligar- chique, probablement les deux à la fois. Ces régimes se confondent à l'état rudimentaire : il faut un chef, et il n'y a pas de communauté sans des privi- légiés qui empruntent au chef quelque chose de son prestige, ou qui le lui donnent, ou plutôt qui le tiennent, avec lui, de quelque puissance surnaturelle. Le commandement est absolu d'un côté, l'obéissance est absolue de l'autre. Nous avons dit bien des fois que les sociétés humaines et les sociétés d'hymé- noptères occupaient les extrémités des deux lignes principales de l'évolution biologique. Dieu nous garde de les assimiler entre elles ! l'homme est intelligent et libre. Mais il faut toujours se rappeler que la vie sociale était comprise dans le plan de structure de l'espèce humaine comme dans celui de l'abeille, qu'elle était nécessaire, que la nature n'a pas pu s'en remettre exclusivement à nos volontés libres, que dès lors elle a dû faire en sorte qu'un seul ou quelques-uns commandent, que les autres obéissent. Dans le monde des insectes, la diversité des fonctions sociales est liée à une différence d'organisation ; il y a « polymorphisme ». Dirons-nous alors que dans les sociétés humaines il y a « dimorphisme », non plus physique et psychique à la Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion (1932) 150 fois comme chez l'insecte, mais psychique seulement ? Nous le croyons, a condition toutefois qu'il soit entendu que ce dimorphisme ne sépare pas les hommes en deux catégories irréductibles, les uns naissant chefs et les autres sujets. L'erreur de Nietzsche fut de croire à une séparation de ce genre : d'un côté les « esclaves », de l'autre les « maîtres ». La vérité est que le dimor- phisme fait le plus souvent de chacun de nous, en même temps, un chef qui a l'instinct de commander et un sujet qui est prêt à obéir, encore que la seconde tendance l'emporte au point d'être seule apparente chez la plupart des hommes. Il est comparable à celui des insectes en ce qu'il implique deux organisations, deux systèmes indivisibles de qualités (dont certaines seraient des défauts aux yeux du moraliste) : nous optons pour l'un ou pour l'autre système, non pas en détail, comme il arriverait s'il s'agissait de contracter des habitudes, mais d'un seul coup, de façon kaléidoscopique, ainsi qu'il doit résulter d'un dimorphisme naturel, tout à fait comparable à celui de l'embryon qui a le choix entre les deux sexes. C'est de quoi nous avons la vision nette en temps de révolution. Des citoyens modestes, humbles et obéissants jusqu'alors, se réveillent un matin avec la prétention d'être des conducteurs d'hommes. Le kaléidoscope, qui avait été maintenu fixe, a tourné d'un cran, et il y a eu métamorphose. Le résultat est quelquefois bon : de grands hommes d'action se sont révélés, qui eux-mêmes ne se connaissaient pas. Mais il est généralement fâcheux. Chez des êtres honnêtes et doux surgit tout à coup une personnalité d'en bas, féroce, qui est celle d'un chef manqué. Et ici apparaît un trait caractéristique de l'«animal politique » qu'est l'homme. Nous n'irons pas en effet jusqu'à dire qu'un des attributs du chef endormi au fond de nous soit la férocité. Mais il est certain que la nature, massacreuse des individus en même temps que génératrice des espèces, a dû vouloir le chef impitoyable si elle a prévu des chefs. L'histoire tout entière en témoigne. Des hécatombes inouïes, précédées des pires supplices, ont été ordonnées avec un parfait sang-froid par des hommes qui nous en ont eux-mêmes légué le récit, gravé sur la pierre. On dira que ces choses se passaient dans des temps très anciens. Mais si la forme a changé, si le christianisme a mis fin à certains crimes ou tout au moins obtenu qu'on ne s'en vantât pas, le meurtre est trop souvent resté la ratio ultima, quand ce n'est pas prima, de la politique. Mons- truosité, sans doute, mais dont la nature est responsable autant que l'homme. La nature ne dispose en effet ni de l'emprisonnement ni de l'exil ; elle ne connaît que la condamnation à mort. Qu'on nous permette d'évoquer un souvenir. Il nous est arrivé de voir de nobles étrangers, venus de loin mais vêtus comme nous, parlant français comme nous, se promener, affables et aimables, au milieu de nous. Peu de temps après nous apprenions par un journal que, rentrés dans leur pays et affiliés à des partis différents, l'un des deux avait fait pendre l'autre. Avec tout l'appareil de la justice. Simplement pour se débarrasser d'un adversaire gênant. Au récit était jointe la photo- graphie du gibet. Le correct homme du monde, à moitié nu, se balançait aux yeux de la foule. Vision d'horreur ! On était entre « civilisés », mais l'instinct politique originel avait fait sauter la civilisation pour laisser passer la nature. Des hommes qui se croiraient tenus de proportionner le châtiment à l'offense, s'ils avaient affaire à un coupable, vont tout de suite jusqu'à la mise à mort de l'innocent quand la politique a parlé. Telles, les abeilles ouvrières poignardent les mâles quand elles jugent que la ruche n'a plus besoin d'eux. Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion (1932) 151 Mais laissons de côté le tempérament du « chef », et considérons les sentiments respectifs des dirigeants et des dirigés. Ces sentiments seront plus nets là où la ligne de démarcation sera plus visible, dans une société déjà grande mais qui se sera agrandie sans modification radicale de la « société
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